Élaborer un liber amicorum n’est jamais une tâche aisée. La tâche devient redoutable lorsqu’il s’agit de rendre hommage à une figure dont le rayonnement international atteint de tels sommets sur les plans économique, juridique, politique et… humain. Frédéric Jenny a su créer au sein de l’OCDE un espace de discussion libre, sans contrainte d’engagement de la part des autorités, mais avec un niveau élevé d’exigence sur le plan scientifique, où la disparité des points de vue et la richesse des expériences partagées ont permis au fil du temps de créer une base de culture de concurrence commune. De là sont nés des liens personnels très forts avec des institutionnels comme Andreas Mundt (BKAmt et ICN), Diane Wood (États-Unis), John Pecman (Canada), Allan Fels (Australie), Igor Artemiev (Russie), Han Li Toh (Singapour), Hiroyuki Odagiri (Japon), Pablo Trevisán (Argentine), mais aussi avec praticiens chevronnés tels Enrico Adriano Raffaelli, Santiago Martínez Lage, Helmut Brokelmann et John Davies (Compass Lexecon) ou des plus jeunes qui ont été encouragés dans leur vocation, comme le soulignent Yannis Katsoulacos, Svetlana Avdasheva et Svetlana Golovanova, Caron Beaton-Wells, Julie Clarke, et encore des liens avec d’éminents universitaires comme Scherer (Harvard), Rubinfeld (Berkeley et NYU), Ivaldi (Toulouse) et Fox (NYU). Ces auteurs contribuent au premier volume de l’hommage auquel tant de personnalités ont voulu s’associer.
L’ouvrage débute avec une approche historique de la coopération internationale multilatérale, à laquelle Frédéric Jenny a dédié tous ses efforts. Deux articles méritent d’être lus en pendant : la vision européenne présentée par Andreas Mundt et la vision américaine par Diana Wood. Andreas Mundt nous ramène aux balbutiements avec le fameux Draft International Antitrust Code en 1993, appelé aussi Munich Code, qui se voulait être la préfiguration d’un futur droit mondial de la concurrence, avec dans la même veine le rapport Jenny en 1995 qui avait été commandé par le commissaire Karel van Miert alors que Frédéric venait d’être nommé à la tête du Comité de la concurrence de l’OCDE. Il en résulta sa nomination en 1995 à la tête du WTO Working Group on the Interaction between Trade and Competition Policy (WGTCP) pour promouvoir au sein de l’OMC un futur droit commun de la concurrence. Les objectifs et les travaux de ce WTGCP suscitèrent des tensions avec les autorités américaines. En réaction, elles créèrent en 1997 l’International Competition Policy Advisory Commitee (ICPAC), qui aboutit à la création de l’ICN en 2002. Puis, les pressions pour l’abandon du WTO Working Group l’emportèrent lors du sommet Cancún en 2004. On aurait pu imaginer un repli plein d’amertume. C’est au contraire une surimplication européenne dans l’ICN qui a été entreprise par le commissaire Mario Monti et par toutes les ANC de l’UE. De même Frédéric Jenny, tout en portant les travaux de l’OCDE à un niveau d’excellence, a assuré une coopération constructive avec l’ICN. Par ses fonctions au sein de l’ICN, Andreas Mundt peut témoigner de l’intensité des échanges avec l’OCDE, le caractère complémentaire des profils des institutions, de leur mode de fonctionnement et des réponses à des besoins distincts (“Development of Multilateral Cooperation from a National Competition Authority’s Point of View”). L’OCDE apparaît comme le grand éclaireur, à l’avant-garde, comme le souligne Andreas Mundt en mentionnant les derniers travaux si brûlants d’enjeux (multi-sided markets, online markets and vertical restraints, big data, algorithms and collusion, disruptive innovation). Sa personnalité aura largement compté dans le constat fait sur l’intensité des échanges, l’interpénétration des travaux entre les autorités de concurrence à travers le monde, les experts et les praticiens. Ceci n’aurait jamais pu être imaginé, il y a vingt ans. Et pourtant, forts de cet élan, John Pecman et Duy Pham appellent encore à plus d’audace et de créativité pour renouveler la coopération (“The Next Frontier of International Cooperation in Competition Enforcement”).
S’agissant du chemin parcouru, le point de vue américain exprimé par Diane Wood est clair : seule la soft harmonization pouvait être envisagée (“Frédéric Jenny and the Harmonization of National Competition Laws”). Pour cela, la méthode de travail de l’OCDE, sur le format des tables rondes, de discussions sur des présentations de rapports, s’est avérée extraordinairement féconde dans un climat de confiance et d’émulation intellectuelle. L’approfondissement et la diffusion de bases communes d’une culture de concurrence sont tels qu’elle considère que les consommateurs du monde entier devraient exprimer leur reconnaissance à Frédéric Jenny.
Plusieurs témoignages viennent ensuite sur les profits résultant de l’interaction entre le niveau global et le niveau local avec Pablo Trevisán (“Due Process and Competition Law : Global Principles, Local Challenges, An Argentine Perspective”), Han Li Toh (“Convergence and Divergence in Singapore’s Competition Law Regime”) et Hiroyuki Odagiri (“The Deepening Interaction of Economics and Competition Policy : Overview and the Japanese Example”).
La deuxième partie de l’ouvrage concerne les travaux des économistes. Frederic Scherer s’attache à l’appréciation très délicate des gains d’efficacité dans le contrôle des concentrations. Selon lui, seule une minorité de concentrations produit des gains d’efficacité qui profitent aux consommateurs et à la croissance économique. Il recommande la plus grande prudence dans la mise en balance de ces gains et des effets anticoncurrentiels, avec l’appui d’évaluations ex post pour renforcer les aptitudes des négociateurs des fusions (“Merger Efficiencies and Competition Policy”). C’est ensuite un grand sujet de disparité entre les États-Unis et l’Union européenne qu’étudie Daniel Rubinfeld (“The Antitrust Economics Treatment of Standard Essential Patents – the EU vs the US”). Il tend à démontrer que le pouvoir penche en faveur des détenteurs de licence et justifie des correctifs au profit des preneurs de licence. Yannis Katsoulacos, Svetlana Avdasheva et Svetlana Golovanova proposent d’évaluer le degré de pénétration de l’analyse économique dans les pratiques décisionnelles (“A Methodology for Empirically Measuring the Extent of Economic Analysis and Evidence and for Identifying the Legal Standards in Competition Enforcement”). Ceci devrait permettre de favoriser les analyses comparées et de minimiser les erreurs de décisions. Marc Ivaldi et Vicente Lagos examinent le test qui permet de mesurer l’incitation à s’engager après une fusion dans un comportement parallèle (“How accurate is the Coordinate Price Pressure Index to Predict Mergers’ Coordinated Effects ?”). Ian McEwin traite de la situation des autorités de concurrence des pays en voie de développement (“Why Economists Should Design and Enforce Competition Laws in Developing Countries”). L’adoption de l’approche fondée sur les effets, à l’instar des pays développés, requiert une analyse complexe qui leur est de moins en moins accessible et les met en difficulté. Selon lui, la question se pose donc de savoir si parfois, pour se rendre à une destination, il ne vaut pas mieux une Renault qu’une Rolls-Royce. David Gilo plaide quant à lui pour le rôle central du private enforcement dans la sanction des entreprises dominantes pratiquant des prix excessifs (“Excessive Pricing by Dominant Firms, Private Litigation, and the Existence of Alternative Products”). Le public enforcement ayant des ressources limitées et se focalisant à l’horizon d’une entrée possible d’un concurrent, il est intéressant de relever que, par contraste, le juge s’en tient à l’instant présent d’un préjudice pour le consommateur résultant d’un prix excessif.
La troisième partie porte précisément sur les questions de l’enforcement. John Davies revient sur la forte remise en cause aux États-Unis du consumer welfare à la suite de Lina Khan (“Means and Ends in Competition Law Enforcement”). La question est de savoir s’il faut étendre les objectifs de la politique de concurrence à des valeurs telles qu’une plus grande égalité, l’emploi et le développement économique. Même si ces valeurs suscitent moralement l’adhésion, l’auteur met en garde au nom de l’efficacité, car elles pourraient être mieux servies par l’application du critère du consumer welfare. Il appelle à des évaluations ex post, ce qui est paradoxal : comment y procéder si les autorités sont dissuadées de s’en prévaloir ? Caron Beaton-Wells et Julie Clarke révèlent combien les travaux de l’OCDE ont permis de révéler le retard pris par l’Australie, par rapport à l’évolution des autres autorités dans la détermination des amendes à des fins de dissuasion (“OECD-Inspired Reform, The Case of Corporate Fines for Cartel Conduct”). Allan Fels fait part de son expérience à la tête de l’autorité australienne qui chapeaute à la fois la politique de concurrence et celle de la protection du consommateur (“Should Competition Authorities Perform a Consumer Protection Role ?”). Il met habilement en balance les effets positifs et moins positifs. Enrico Adriano Raffaelli revient sur le rapport général entre régulation (intervention ex ante) et politique de concurrence (intervention ex post), puis s’attache à l’examen de l’application des règles de concurrence à un secteur hautement régulé : celui de la pharmacie (“Regulation and Antitrust in the Pharmaceutical Field”). Il constate certaines formes de chevauchement et s’interroge sur l’utilité du caractère intrusif de l’application des règles de concurrence. Quant à Igor Artemiev, il expose le plan national russe mis en place pour lutter contre la concurrence déloyale, les cartels et les abus de position dominante des géants de l’internet, avec en point de mire le settlement négocié avec Google en avril 2017 (“New Challenges for Anti-monopoly Regulation in the Digital Economy”). Ce sujet est exploré également dans le prisme du droit de l’Union par Gönenç Gürkaynak, Ali Kağan Uçar et Zeynep Buharali (“Data-related Abuses in Competition Law”). Le regard turc est prudent mais très au fait de la richesse des débats au sein des autorités de concurrence et de la malléabilité de la jurisprudence de la Cour de justice. Le silence sur le droit des États-Unis appliqué à ce domaine est éloquent. Enfin, Santiago Martínez Lage et Helmut Brokelmann plaident pour l’arbitrabilité des demandes en réparation en explorant la jurisprudence allemande à la suite du fameux arrêt CDC Hydrogen Peroxide rendu par la Cour de justice en 2017 (“The Arbitrability of Follow-on Damages Claims”).
En conclusion de ce premier volume, Albert Foer et Eleanor Fox reviennent sur la place des valeurs non économiques dans la politique de concurrence. Albert Foer s’attache à l’une des plus célébrées aux États-Unis : la liberté de parole (“Revisiting the Political Content of Antitrust : The Changing Role of Speech”). Son propos tend à démontrer qu’elle a en définitive une valeur économique et mérite une protection renforcée par le droit antitrust. Eleanor Fox évoque aussi la liberté de parole : “(…) democracy requires markets, just like free speech”. Avec la conviction qu’on lui connaît, elle rappelle l’interaction entre démocratie et marché (Democracy and Markets : A Plea to Nurture the Link). Elle déplore que ce lien initial ait disparu aux États-Unis, mais se félicite qu’il ait été maintenu dans l’Union européenne et soit un objectif dans les pays en voie de développement. Ceux-ci tentent en effet d’extirper les intérêts économiques privilégiés qui captent le bien-être des populations. La démocratie s’affaiblit lorsque les marchés ne servent plus les populations. Ce constat, bien connu en Europe, retrouve une actualité inquiétante partout dans le monde. Après un tel festival de contributions, l’attente est à son comble pour le second volume.